« On se baladait dans Azeroth... » : l’amour dans « World of Warcraft »Jeanne Mayer, journaliste.Deux personnages de « World of Warcraft » en amour « Ce qui nous a rapprochés, c’est que j’étais tout le temps en train de mendier des compos d’enchantement et des vélins aux membres, parce que je faisais beaucoup de PVE/PVP mais pas assez de métier. Cette adorable petite bouille est venue me voir en disant se débarrasser de compos qui prenaient de la place dans sa banque. »C’est sur cette gentillesse, incompréhensible pour beaucoup, qu’a débuté l’histoire d’amour d’Ittadakimasu.Dans « World of Warcraft », Ittadakimasu est un voleur pandaren de niveau 90. Derrière l’avatar se cache un jeune homme. Celui-ci raconte avoir rencontré la mère de son enfant grâce à « WoW », le « MMORPG » (jeu en ligne massivement multi-joueur) créé par la société Blizzard Entertainment il y a dix ans. Itta et sa femme vivent « in real life » une relation qui a commencé « in game ».L’amour en Azeroth « WoW » rassemble en ligne plus de 10 millions d’abonnés dans le monde : tomber amoureux semble relever de la gageure. Pourtant, les forums de Battle.net, le site dédié au jeu, regorgent de déclarations d’amour et de souvenirs qui sentent les yeux mouillés.D’ordinaire, les topics sont consacrés aux conseils techniques : « Comment imprégner Deuilleombre du sang de la reine Lana’thel ? », demande Rârêss, une humaine démoniste, tandis que la morte-vivante Delve s’interroge sur l’obtention du loup de givre.A côté de ces questions concernant quêtes, hauts faits et autres raids, on découvre que Darklumi, elfe de sang, a vécu une relation en ligne pendant un an avant de rencontrer son petit ami « en vrai ». Ewenae, draeneï et chamane, vit quant à elle avec son ancien partenaire d’arène et chef de guilde. Sabrina, comédienne de 25 ans, Léna, designeuse fraîchement diplômée des Arts-Déco, Rémi, son copain, Lydie et Luc, deux restaurateurs belges d’une trentaine d’années : en Azeroth, le monde merveilleux et périlleux de « WoW », chacun d’entre eux a trouvé l’amour. Et leurs romances, déjouant les fantasmes de marginalité émotionnelle portés par « WoW », semblent très ordinaires.Acte 1 : la capture.Tomber amoureux revient symboliquement à se laisser capturer : plus ou moins malgré moi, je me laisse ravir par l’image de l’autre – c’est en tout cas comme cela que le décrit Roland Barthes. Paradoxalement, la capture, virtuelle dans la vie, devient quasi réelle quand la rencontre amoureuse se passe en ligne. Lydie n’a pas capturé Luc, mais elle a dompté un familier avec lui. Tous les deux sont chasseurs dans le jeu : « Lydie est venue me parler pour avoir des conseils (j’étais spécialisé dans la maîtrise des bêtes) : elle voulait changer de familier pour un animal plus marrant, mais elle n’avait pas un niveau très élevé. On a passé des heures sur le canal de discussion privé de la guilde, à parler de familiers, puis à jouer ensemble. Elle a finalement réussi à avoir la bête. De fil en aiguille, on s’est rendu compte qu’on avait d’autres points communs. »Pour avancer dans un monde truffé de dangers et de créatures monstrueuses, les joueurs ont tout intérêt à se greffer à une guilde. Au sein de ces équipes de tailles et de motivations variables, les membres échangent via des logiciels comme Skype, TeamSpeak ou Mumble.Léna était « raid leader » dans une guilde familiale. C’est là qu’elle a rencontré Rémi. Pour elle, le choix de l’avatar de son copain et sa façon de se comporter dans le jeu ont aussi joué un rôle : « On a recruté Rémi pour améliorer le niveau de l’équipe. Il était calme, à l’heure, efficace, engagé… C’est con mais quand on est raid leader, ce genre de joueur sort du lot. »Mais c’est surtout sa voix qui l’a séduite : « On jouait avec micro et casque. J’ai donc entendu la voix de Rémi, qui s’est trouvée être fort attractive.. »A l’origine de la capture amoureuse, voire parfois du coup de foudre, l’opération séduction à l’œuvre dans « WoW » est finalement assez banale. C’est cette normalité que revendiquent beaucoup de joueurs amoureux. Sur Battle.net, Geckotokai s’érige contre les clichés qui polluent la vie des gamers. Il explique qu’il aurait pu rencontrer une femme à la boulangerie ou en faisant son jogging. Sauf que la sienne vivait à 900 km de chez lui…Acte II : le rendez-vous.Après la capture, vient la rencontre physique. Dans « WoW », la distance géographique qui sépare souvent les joueurs oblige à y renoncer dans l’immédiat. La relation commence nécessairement par des tête-à-tête virtuels et des échanges épistolaires 2.0.Avant de passer un premier week-end ensemble, Léna et Rémi ont longtemps correspondu : « On parlait sur le jeu, ça a duré plusieurs mois. De mémoire, on a fini par échanger nos Facebook, après plusieurs semaines. Ça ne s’est pas fait rapidement. On s’échangeait des musiques, des vidéos. »Ils se retrouvaient aussi pour des départs en raids, avec la guilde. A heure fixe, plusieurs fois par semaine, leurs rendez-vous se transformaient en déchaînements de violence : unis contre l’adversaire, ils libéraient leurs tensions dans des combats féroces. Au-delà de ces corps à corps avec des créatures en tous genres, les « dates » belliqueux des gamers sont aussi l’occasion d’apprendre à construire ensemble. La mise au point de stratégies communes et l’esprit d’équipe semblent être un bon moyen de solidifier un couple.Pour pallier la distance, certains vont même plus loin dans l’imitation du réel : beaucoup de joueurs amoureux expliquent s’être promenés à deux dans le jeu. Azeroth, le monde de « World of Warcraft », est divisé en plusieurs continents, qui contiennent des régions et même des villes. Les paysages sont infinis et surprenants de minutie. Les promeneurs, en mode explorateurs, peuvent ainsi admirer la toundra boréenne, ses geysers et ses forteresses à la « Game of Thrones ». Plus au Sud, les amateurs de soleil préféreront arpenter les plages de l’île de Terya, dans la région désertique de Tanaris.Ce que préfère Sabrina dans « WoW », c’est justement mesurer l’immensité d’Azeroth. Dans ce monde qui la faisait rêver, sur un îlot ardent des Terres de feu, ou sous les champignons fluorescents de Désolace, elle a rencontré Damien. Depuis la Normandie, elle a parcouru avec lui une grande partie des terres du jeu avant de le rejoindre en Suisse : « J’ai réussi, au fil des conversations, à connaître le nom de la rue dans laquelle il habitait ainsi que le numéro de l’immeuble. Un soir, je lui ai dit que je ne serais pas présente dans le jeu le lendemain car j’avais quelque chose à faire. Le lendemain, je suis allée dans sa ville, j’ai trouvé la fameuse rue dans laquelle il habitait, ainsi que l’immeuble. J’ai vu son nom de famille sur les boîtes à lettres et je suis allée jusqu’à sa porte. Je suis restée six mois. »Ittadakimasu évoque quant à lui les nuits passées en compagnie de celle qui est devenue sa femme, à « glander sur un caillou devant Gadgetzan » (un village de 1 500 habitants) » : « Petit à petit, sans nous en rendre compte, on passait tout notre temps de jeu ensemble, à se marrer et à parler de tout et de rien. »Acte III : la suite.Pour Lhacius, rencontré au détour d’un forum, un des avantages de « WoW », c’est que le physique n’entre pas (tout de suite du moins) en compte. Il raconte sur le forum de Battle.net« Je trainais au sanctuaire des Deux-Lunes quand je vois sur le canal guilde que quelqu’un faisait un “reroll” [création d’un nouveau personnage pour repartir à zéro, ndlr]. »Il décide alors de se créer lui aussi un nouveau personnage, et part à l’aventure avec cet avatar inconnu. Il se marre : « Je savais même pas que c’était une fille avant d’entendre sa voix. C’est pas en matant un avatar que tu vas savoir si derrière se cache une fille ou un mec ! »La suite est classique : « On joue, on discute, on accroche super bien. »Lors de cette fameuse session « reroll », Lhacius et son amie ont parlé trente heures en l’espace d’un week-end. Pour certains, l’avatar facilite les confessions. Au lieu de pousser les joueurs à se cacher, il les aide à se révéler. Par ailleurs, un joueur passe généralement des dizaines d’heures par mois (voire par semaine) sur le jeu, soit un laps de temps suffisamment long pour consolider un rapprochement.A la façon de Bonaparte et Joséphine ou de Patrick Swayze dans « Lettres à un tueur », les messages que s’envoient les amants virtuels mêlent romantisme et sensualité. L’absence de l’autre, l’impossibilité de se toucher, les stimuli émotionnels provoqués par des situations « in game » difficiles : tout concourt à exacerber un état de manque à la fois insupportable et excitant.Assumer et partager un centre d’intérêt permet par ailleurs d’éviter les incompréhensions futures : chacun comprend que l’autre puisse se perdre dans les tréfonds de son écran. Sabrina, qui est revenue en France, aimerait convaincre son nouvel ami de jouer à « World of Warcraft ». Léna et Rémi ont arrêté de jouer pour le moment, par manque de temps, explique la jeune femme : « On a repris un abonnement pour la sortie de l’extension actuelle [Warlords of Draenor], mais je suis incapable de jouer “casu”, j’ai besoin de m’investir dans tout ce que je fais, et je ne supporte pas longtemps de jouer à bas niveau sur le jeu. J’ai donc remis mon abonnement en pause. Rémi n’aime plus trop jouer sans moi, il a arrêté aussi. »Pour certains, l’engouement peut aller très loin. Quelques couples ont organisé des mariages « wowiens », avec déguisements et pièces montées à l’image de leurs avatars. A chacun ses goûts, en Azeroth comme ailleurs.Aller plus loin